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Visiteurs à Spa > L'Avant-Coureur spadois
N° 7. une polémique spadoise :
l’appel au public du chevalier
limbourg contre lord
hamilton dans l’affaire
des volcans
éteints*
Par MURIEL COLLART
En février 1780[1], le périodique liégeois L’Esprit des journaux reproduisait une lettre que lui adressait Robert de Limbourg. Dans cette missive, Limbourg revendiquait la paternité de la découverte de volcans éteints dans la région rhénane — découverte dont s’était réclamé William Hamilton, envoyé britannique extraordinaire à la Cour de Naples.
Né à Theux, à quelques kilomètres de Spa, en 1731, acquis aux idées des philosophes, Robert de Limbourg[2] exerce comme médecin. Formé à l’Université de Montpellier, il est resté dans l’histoire médicale liégeoise pour avoir pratiqué l’inoculation de la variole à la fin des années 1760. Élu à l’Académie impériale et royale de Bruxelles l’année de sa création, il consacra deux mémoires à la minéralogie — « Mémoire sur l’histoire naturelle d’une partie du Pays Belgique » et « Mémoire pour servir à l’histoire naturelle des fossiles des Pays-Bas[3] » — il aurait eu, l’espace de quelques lignes, l’intuition de la tectonique[4]. Il était le frère de Jean-Philippe de Limbourg, médecin lui aussi, membre de la Royal Society et auteur des Nouveaux amusements de Spa, dont est extrait le plan Lecomte.
Si Limbourg interpelle L’Esprit des Journaux, et non par exemple le Journal encyclopédique dont il est proche des convictions, c’est parce que quelques mois plus tôt[5], L’Esprit des Journaux a donné en français le long compte rendu, traduit de la Critical Review, du volume 68 des Transactions philosophiques. Parmi les extraits reproduits, se trouvait l’intégralité d’une lettre envoyée par Hamilton en septembre 1777 à John Pringle, secrétaire de la Royal Society. Il y relatait sa découverte de traces d’anciens volcans sur les rives du Rhin. La traduction débutait par cette déclaration : « Comme je ne me rappelle pas d’avoir jamais entendu dire qu’il ait existé anciennement des volcans sur les bords de cette rivière, j’ai le plaisir de vous envoyer quelques remarques imparfaites que j’ai eu l’occasion de faire dans un voyage de quelques jours très agréable sur le Rhin, en allant de Bonn à Mayence. »
Limbourg exige que L’Esprit des Journaux publie un démenti : « Je crois être le premier, écrit-il, qui ait démontré l’existence d’un volcan, du côté d’Andernach, à la rive gauche du Rhin. » Il en donne pour preuve un passage de son « Mémoire sur l’histoire naturelle d’une partie du Pays Belgique » lu à l’Académie de Bruxelles en février 1774, et publié en 1777 dans le premier tome des mémoires de l’institution. Il était écrit, de fait : « On ne voit aucune matière propre aux volcans, qu’à Steffen, village situé entre Malmédy et Andernach, où il y a des rochers noirs, semblables à des briques que le feu a vitrifiées et boursouflées en cellules (…). Ces rochers (…) ne diffèrent en rien de quelques laves que j’ai vues en Italie au Mont-Vésuve, et au Puy-de-Dôme, ancien volcan en Auvergne : ils sont une preuve assez forte qu’il pourrait y avoir eu un volcan renouvelé dans cette région. » Dans la foulée, Limbourg se plaignait que d’autres auteurs se soient emparés de sa découverte : il pointait Collini, Desmarets, Valmont de Bomare et même le grand Buffon.
Que son mémoire n’ait été publié qu’en 1777, c’est-à-dire concomitamment ou même postérieurement à l’édition des ouvrages incriminés, n’y changeait rien. L’indicateur avait un visage : celui de Valmont de Bomare, élu à l’Académie de Bruxelles en 1774[6], à qui il avait « été facile d’apprendre ma découverte d’un volcan au Rhin, et de communiquer aux personnes de sa connaissance le contenu de mon mémoire ». Limbourg terminait son courrier au périodique liégeois en accusant Buffon de lui avoir volé le mot « époque » et de s’en être servi pour intituler le Supplément V de son Histoire Naturelle : Les Époques de la nature.
Mais il y avait plus grave : « M. Hamilton est venu à Spa en 1777 ; j’ai eu l’honneur de lui parler alors de ce volcan ; il a pris même la peine de se rendre à Theux (…) pour voir les pièces que j’en avais dans ma collection : il y a vraiment de quoi surprendre, que ce seigneur ne s’en soit pas souvenu après qu’il fut parti de Spa, pour aller visiter les bords du Rhin, et faire sa lettre. »
Le séjour d’Hamilton à Spa auquel Limbourg fait allusion a eu lieu au cours des mois d’août et septembre 1777. Les Listes des seigneurs et dames annoncent son arrivée le 26 août[7]. Elles le décrivent comme « Chevalier de l’Ordre du Bain, Envoyé extraordinaire et plénipotentiaire de Sa Majesté Britannique à la Cour de Naples ». Il est accompagné de « Milady Hamilton », sa première épouse, née Catherine Barlow, qui mourra cinq ans plus tard. On connaît la suite… Le couple descendit au Duc d’Orléans, Grand-Place. Cet hôtel apparaît sous le numéro 13 de la « Grande Place » dans les plans Caro et Lecomte. Deux groupes de voyageurs les y avaient précédés depuis l’ouverture de la saison : le 24 juin, Monsieur Mersen de Nieuvliet y étaient descendu avec son épouse et Mademoiselle de Jonge, suivis le 31 juillet, de la Vicomtesse de Nieuport et de son frère, le Baron de Cumptich.
La présence d’Hamilton à Spa est attestée par le philosophe hollandais François Hemsterius, curiste à la même époque, résidant avec sa « toute chère Diotine[8] », princesse de Galitzine, au Loup[9], Grand Place depuis le 23 août. Il ressort de la correspondance d’Hemsterius qu’Hamilton leur servait essentiellement de chauffeur.
Limbourg arriva à Spa le 4 septembre, le même jour que John Tuberville Needham, directeur de l’Académie de Bruxelles. Limbourg descendit au « Pélican, Grand’Place[10] ». Needham séjourna lui au Prince de Galles[11], Grand-Place également.
Hamilton ne resta dans la ville d’eau que quelques semaines car, le 29 septembre, nous le retrouvons près de Mayence, sur le Rhin, dans un bateau à bord duquel il « fit sa lettre » à John Pringle.
Limbourg s’attaque à un poids lourd. Depuis 1764, année de sa nomination à Naples, troisième capitale européenne après Londres et Paris, Hamilton s’est acquis une réputation internationale de volcanologue. La position géographique qu’il occupe fait de lui le témoin privilégié, et incontournable, des volcans en activité de la région de Naples. En 1772, Cadell a réuni en volume[12] les observations parues dans les Transactions Philosophiques[13] depuis l’élection d’Hamilton à la Royal Society en 1766. Ses Observations sur le Mont Vésuve, le Mont Etna et autres volcans sont considérées comme la première démarche scientifique d'explication du volcanisme et son Campi Phlegraei publié en 1777 est, je cite, « l'un des livres les plus somptueux du 18e siècle[14] ». Hamilton est aussi un homme de terrain, qui a fait une soixantaine de fois[15] l’ascension du Vésuve, seul ou accompagné de voyageurs du Grand Tour venus y chercher « l’émotion du sublime ». Il est aussi le correspondant de la communauté scientifique internationale qui lui envoie des échantillons de roches pour les confronter à celles qui sont à sa portée.
Quel sens l’appel au public de Limbourg revêt-il[16] ? Pour comprendre son enjeu, il faut replacer l’épisode au sein d’un débat scientifique plus vaste connu sous le nom de « controverse du basalte ». Celle-ci commença dans les années 1750 et prit fin dans la seconde décennie du 19e siècle. Elle allait contribuer à la naissance d’une science nouvelle : la géologie.
On classe actuellement les roches formant l’écorce terrestre en trois grands groupes — ignée, sédimentaire et métamorphique — selon leur origine géologique supposée. Les roches ignées résultent de la solidification du magma, c’est-à dire de la roche fondue sous l’action de la chaleur et de la pression dans les couches profondes de l’écorce terrestre ou dans la couche supérieure du manteau. Les roches sédimentaires sont constituées de sédiments meubles qui se sont formés à la surface de la terre ou dans les mers sous l’action de facteurs exogènes, comme le vent et l’eau. Les roches métamorphiques sont des pierres d’origine ignée ou sédimentaire qui se sont cristallisées sous l’action de la pression, de la température ou par le contact avec d’autres roches.
Le basalte appartient à la première catégorie, celle des roches ignées, et plus particulièrement à la sous-catégorie des roches ignées extrusives (ou effusives ou volcaniques), c’est-à-dire solidifiées à l’extérieur de la terre lors d’une éruption volcanique.
On sait depuis les travaux de Shand[17] et Heezen[18] dans les années 1950 que le basalte est le constituant principal de la couche supérieure de la croûte océanique, cela signifie qu’il couvre environ 70% de la surface de la planète hors plateaux continentaux. C’est dire l’importance de la découverte de son origine. Cette reconnaissance ne s’est pas faite toute seule.
La première moitié du 18e siècle reste en effet dominée par la croyance, à forte connotation théologique, que l’eau est l’agent déterminant dans la formation de la terre. Les reliefs terrestres seraient ainsi constitués au cours d’une durée courte de strates de matière cristalline déposées mécaniquement à partir d’un océan global, le déluge biblique, se retirant peu à peu. Même si des théories volcaniques sont nées après les grandes éruptions du 17e siècle — on pense évidemment au feu central de Descartes repris par Lazzaro Moro puis par Needham — pour la plupart des naturalistes, la construction des couches rocheuses de la terre avait peu à voir avec les volcans, considérés comme des accidents à la fois sporadiques et récents.
Le tournant s’effectue en 1751. Jean-Étienne Guettard[19], conservateur du cabinet d'histoire naturelle et médecin personnel du duc d'Orléans, se rend dans le Massif central pour compléter sa « carte minéralogique » entreprise en 1746. Il s’aperçoit que « le bâtiment où sont les fontaines de Vichy, la cuvette du bain de César au Mont-d’or, les maisons de Clermont, les bassins des fontaines publiques de cette ville et de Moulins en Bourbonnais » sont faits de pierres analogues aux « matière rejetées par le Vésuve [qu’il tient] de M. de Montigny & de M. l’Abbé Nollet, & de celles du volcan de l’île de Bourbon, envoyées par feu M. Lieutaud, chirurgien pour la Compagnie des Indes[20] ». Il remarque aussi que tout le paysage a l’apparence d’une activité volcanique antérieure : montagnes de forme conique, pentes couvertes de pierres ponces et de scories, sommets cratériformes. Il en conclut, dans un mémoire lu à l’Académie des sciences le 10 mai 1752 et publié en 1756[21], que « ce royaume a eu dans des siècles reculés des volcans pour le moins aussi terribles » que ceux de Naples. Pour Guettard, les volcans sont des montagnes comme les autres mais qui brûlent car elles contiennent une substance inflammable : le bitume. Ils peuvent donc se réveiller tant qu’ils n’ont pas consommé toute cette matière.
Les choses en restent là jusqu’à ce qu’au milieu des années soixante l’inspecteur des manufactures de draps Nicolas Desmarest découvrent dans les terres volcaniques d’Auvergne révélées par Guettard des colonnades de basalte analogues à celles de la Chaussée des Géants ; jusque-là considérée comme un phénomène unique. Révélée en 1693, the Giant’s Causeway se situe sur la côte nord-est de l'Irlande du Nord, dans le comté d'Antrim. Elle est constituée de 40.000 colonnes polygonales posées les unes à côté des autres et qui couvrent près de 4 km2. La chaussée forme un promontoire s’avançant vers la mer et semble faite pour que des géants puissent la traverser à gué jusqu’en Écosse, d’où son nom[22]. Le site est classé au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1986. À l’époque des découvertes de Desmarest, le site était connu par deux vues, l’une de l’est, l’autre de l’ouest, de l’artiste irlandaise, Susanna Drury, largement diffusées en Europe à partir de 1743. Si les naturalistes avaient bien identifié que les colonnes de la chaussée des géants étaient en basalte, ils pensaient jusqu’à la découverte de Desmarets, que cette roche avait pour origine une cristallisation de l’eau. De plus, ils étaient dans l’idée que les volcans ne pouvaient engendrer que des productions chaotiques, caractère que ne présentait pas le basalte.
Le 3 juillet 1765, Desmarets délivre un premier rapport à l’Académie des sciences et, en 1768, sa découverte figure, sans signature, dans l’Encyclopédie[23]. Il avance « 1°. Que le basalte (…) est une matière qui a été fondue dans le foyer des volcans, et versée au-dehors dans le temps des éruptions. 2°. Que cette substance est un indice infaillible de l’existence d’anciens volcans éteints. 3°. Que les formes régulières du basalte sont une suite de la retraite uniforme qu’a éprouvée cette matière en fusion à mesure qu’elle s’est refroidie et figée, en se resserrant autour de plusieurs centres d’activité[24] ».
Mais en 1770[25], Guettard publie un mémoire « Sur les basaltes des anciens et des modernes[26] » dans lequel il s’oppose à Desmarest sur l’origine ignée du basalte. Tout en reconnaissant que les roches identifiées par Desmaret en Auvergne sont de même nature que celles de la Chaussée des Géants, il estime que le basalte ne présente pas « les accidents que font voir les pierres de volcans ». Elles ne possèdent pas non plus la matité ni les paillettes vitrifiées de la plupart des roches volcaniques. « En un mot, écrit-il, elles ont plutôt l’air de pierres qui approcheraient de la nature du quartz que de pierres de volcans ». Selon lui, si on trouve ces colonnes en terrain volcanique, c’est parce qu’elles sont antérieures aux éruptions. Il s’agirait donc de restes de montagnes détruites soit par le feu, ce serait le cas en Auvergne, soit par l’eau de mer, comme à Atrim. Il en veut pour preuve que si les colonnes étaient formées par les volcans, elles seraient visibles sur les sites de volcans en activité, au Vésuve par exemple ; ce qui n’aurait été relevé par aucun auteur.
L’année suivante, Desmarest présente à l’Académie des sciences un mémoire « Sur l’origine et la nature du basalte[27] » dans lequel il expose ses découvertes, inventorie les basaltes et analyse les effets du temps sur leur évolution, c’est-à-dire l’érosion. Il constate ainsi la très grande ancienneté des périodes qui ont vu l’action volcanique s’exercer. Accepter l’origine ignée du basalte c’est donc reconnaître la très longue période mais aussi l’importance des volcans dans la formation de la terre : « Il n’y a pas longtemps qu’on ne regardait les volcans que comme des phénomènes isolés, écrit-il. On ignorait qu’une grande partie de la Terre fût couverte de leurs produits, et qu’on dût les regarder comme une des causes les plus générales qui ont agi à la surface de notre globe. » Outre l’Auvergne et l’Irlande, Desmarets confirme aussi l’existence de colonnes basaltique dans les Orcades, en Italie, en Allemagne et à l’Île de Bourbon.
La chasse aux volcans éteints s’engage alors. En 1771, les Transactions philosophiques publient une lettre de Rudolf Erich Raspe, futur auteur des Aventures du Baron de Münchhausen, « contenant un bref compte rendu de certaines collines de basalte dans la Hesse[28] » — pour mémoire, ce même volume contenait deux contributions de William Hamilton sur la nature du sol de Naples[29]. Ce texte était la traduction anglaise de Nachricht von einigen niederhessischen Basalten. Il apparaît comme la première application de la théorie volcanique aux roches allemandes et fut qualifié par Goethe d’« étape importante de la science allemande ». Raspe y faisait état d’une lettre écrite à Hamilton lui demandant s’il avait trouvé dans les coulées de lave refroidies du Vésuve quelque chose de similaire au basalte prismatique. « Si tel était le cas, écrivait Raspe, les deux questions de l'origine du basalte et des volcans éteints trouveraient une réponse simultanée à chaque endroit où cette pierre, considérée comme problématique jusqu'à maintenant, se trouve. » Hamilton lui répondit qu’il était convaincu que le basalte prismatique constituait un type de lave, mais qu’il n’avait jamais vu aucune sorte de lave, qui comme le basalte est en colonne ou polygonal, parmi celles qu’il avait observées sur le Vésuve, en Sicile et sur l’île d’Ischia. En 1772, Banks, Solander et Troil[30] révèlent au grand public l’existence, dans les Hébrides, sur l’île de Staffa, d’une grotte sous-marine formée de colonnes de basalte hexagonales articulées selon une structure identique à celle de la Giant’s Causeway ; ils baptisèrent ce site « Fingal’s Cave ». En 1774, Collini reconnaissait la nature de roches ignées sur le Rhin, entre Andernach et Bonn[31]. En 1775, John Strange communiqua à la Royal Society sa découverte d’une chaussée de géants près de Padoue[32]. La même année le naturaliste irlandais et directeur général des mines d’Espagne William Bowles décrivit en espagnol un champ volcanique en Catalogne[33], connu aujourd’hui sous le nom de Garrotxa, et qui est constitué de 50 volcans couvrant une surface d’environ 25 km2. Et en 1776, Raspe publia, en anglais, un nouvel ouvrage sur le sujet An Account of Some German Volcanos and their Productions. With a New Hypothesis of the Prismatical Basaltes ; Established Upon Facts. Beign an Essay of Physical Geography for Philosophers and Miner. Published as Supplementary to Sir William Hamilton’s Observations on the Italian Volcanos[34].
Les observations sur les volcans éteints du Rhin adressées au secrétaire de la Royal Society par Hamilton en 1777 s’inscrivent dans cette série de publications. De la même manière que la nature volcanique de l’Auvergne avait été déduite par Guettard de constructions humaines telles que les maisons et les fontaines, Hamilton reconnaît comme volcaniques les matériaux utilisés par les habitants de Düsseldorf : « Le premier signe certain que des volcans ont existé dans cette région était évident pour moi dans la cour du palais de l’Électeur palatin à Düsseldorf qui était pavée avec une lave identique à celle de l’Etna et du Vésuve » écrit-il à John Pringle. Hamilton remonte la piste : les chambranles des maisons de Cologne utilisent un basalte proche de celui de la Chaussée des Géants, mais sans son articulation régulière, les murs des plus anciens bâtiments sont d’un tuffa, c’est-à-dire d’un mélange de cendres et de pierres ponces produit par les volcans, présentant une exacte ressemblance avec celui de Naples et de ses environs. Navigant vers Bonn, Hamilton est frappé par les formes volcaniques de la Sevenbergen. Dans les murs de Bonn, il remarque quantité de colonnes de basalte, et aussi que le pavé de la ville est de lave. Visitant la carrière d’Erpel dont sont extraites les colonnes basaltiques des villes du Rhin, il s’avise qu’elle est presque épuisée. Il écrit (ce qui nous ramène aux doutes de Guettard et à la demande de Raspe) : « J’ai souvent pensé (et cette carrière épuisée m’y a fait penser à nouveau) que la raison pour laquelle il reste peu de colonnes de lave sur le Vésuve et les volcans près de Naples, c’est parce qu’elles ont été exploitées pour paver les chaussées romaines. La Voie Appienne est surtout composée de lave de forme pentagonale et hexagonale, et semble évidemment composée de morceaux de ces colonnes basaltiques. Ces laves étant coupées par nature, étaient naturellement utilisées en premier lieu. » D’autres observations sur des villes bordant le Rhin suivent, avant qu’il ne conclue : « Je me flatte que vous voudrez bien excuser mon envoi de semblables remarques grossières et hâtives, que mon temps ne me permet pas d'examiner plus avant ; je tiens seulement à souligner que ce pays mérite des investigations plus profondes. Ce que je viens de voir me confirme dans l'opinion que les opérations volcaniques sont des agents plus importants de la nature que ce qui est généralement imaginé. »
La recherche de volcans éteints allait se poursuivre dans une presque unanimité pendant une bonne décennie, et même Guettard finit par reconnaître l’origine volcanique du basalte. Les choses en seraient restées là mais en Allemagne, dont Raspe, Hamilton et Limbourg avaient reconnu la nature volcanique du sol, la question se radicalisa. En 1788, Abraham Gottlob Werner, professeur à l’Académie des Mines de Freiberg en Saxe, réaffirma l’idée ancienne que les basaltes étaient d’origine aqueuse[35]. Il se basait sur sa découverte, à Scheibenberg, région sans vestige volcanique apparent, d’une formation de basalte reposant, sans séparation nette, sur des couches de sable, d’argile et de wacke : les basaltes étaient donc des dépôts aqueux de date récente. La riposte fut immédiate et personnifiée par le chimiste écossais James Hutton. La querelle neptunisme-plutonisme[36] était née et se poursuivit entre les successeurs des deux hommes pendant une trentaine d’années. Il faudra en effet attendre les années 1820 pour que l’origine ignée du basalte soit définitivement acceptée.
Dans ce débat qui dura presque 70 ans, l’attaque de Limbourg passa quasi inaperçue. Elle trouva un bref écho dans la London Review[37] de William Kenrick — magazine connu, comme son créateur, pour ses attaques contre les écrivains et personnes célèbres. L’article portait pour titre « Limbourg’s Appeal to the Public », que je lui ai emprunté.
[*] Communication prononcée le 26 septembre 2012 au cours de la seconde journée du colloque « Spa, carrefour de l'Europe des Lumières. Les hôtes de la cité thermale au 18e siècle » organisé par la Société wallonne du 18e siècle.
NOTES
[1] L’Esprit des Journaux, Février 1780, Tome II, p. 331-336.
[2] Sur Robert de Limbourg, voir : Gustave Dewalque, « Limbourg (Robert de) », Biographie nationale publiée par l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique, vol. 12, Bruxelles, Bruylant, 1892-1893, p. 202-203 ; Hervé Hasquin, « De Limbourg (Robert) », L’Académie impériale et royale de Bruxelles : ses académiciens et leurs réseaux intellectuels au XVIIIe siècle, H. Hasquin (dir.), Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2009, p. 184-186.
[3] « Mémoire sur l’histoire naturelle d’une partie du Pays Belgique », Mémoires de l’Académie impériale et royale des sciences et belles-lettres de Bruxelles, tome 1, Bruxelles, J. L. de Boubers, 1777, p. 195-219 ; « Mémoire pour servir à l’histoire naturelle des fossiles des Pays-Bas », Ibid., p. 363-410.
[4] Gabriel Gohau, Les sciences de la Terre au XVIIe et XVIIIe siècles. Naissance de la géologie, Paris, Albin Michel, coll. « L’évolution de l’humanité », 1990, p. 270.
[5] L’Esprit des Journaux, Octobre 1779, Tome X, p. 155-178.
[6] Présenté à l’Académie de Bruxelles dans la même session que Parmentier, à qui il fut préféré, Valmont de Bomare en fut exclu pour manque d’assiduité, il n’aurait en effet assisté à aucune des séances, ni fourni le moindre mémoire.
[7] « Monsieur Hamilton, Chevalier de l’Ordre du Bain, Envoyé extraordinaire et plénipotentiaire de Sa Majesté Britannique à la Cour de Naples, avec Milady Hamilton, son Épouse, au Duc d’Orléans, Grand’Place » (Liste des Seigneurs et Dames venus au Eaux Minérales de Spa l’an 1777, N° 40, Spa, le 26 août 1777, p. 44).
[8] « Mes compliments s’il vous plaît dans l’occasion au chevalier Hamilton, et n’oubliez pas de le pousser à vous faire voir les camées dont il nous a parlé, et de m’en faire la description » (Liège, 29 août 1777) ; « J’aimerais mieux si cela se pourra de le faire à Liège qu’ici. Je voudrais que le chevalier Hamilton vous y mena, afin que la Livie eût l’honneur d’être admirée par trois personnes à la fois » (Liège, 30 août 1777) ; « J’attends pour sûre une réponse à cette lettre au plus tôt qu’il vous sera possible ; je souhaiterais fort que vous puissiez me ménager un quart d’heure d’entretien avec le chevalier Hamilton à moins qu’il nous conduise à Liège » (La Haye, 2 septembre 1777). Et de La Haye, le 7 août 1783 : « Rappelez-vous, je vous prie, ce qu’Hamilton nous disait à Spa en voyant vos deux Dioscorides, savoir, qu’il n’avait besoin que des lettres (pourvu qu’elles soient très petites) pour juger de l’antiquité d’une pierre. Confrontez ces lettres de Schepp (qui est un des modernes qui y ont le mieux réussi) avec celle du Mercure et du Diomède, et vous sentirez mieux ce que Hamilton voulait dire, qu’il pourrait vous l’apprendre par des heures d’explication ». Ces passages sont extraits des Lettres de François Hemsterhuis à la princesse de Gallitzin, Universitäts- und Landesbibliothek Münster & Landesarchiv Münster, disponibles sur le site Internet de l’Université de Groningen (www.rug.nl). Merci à Daniel Droixhe de me les avoir communiquées.
[9] Au numéro 10, « Grande Place », des plans Caro et Lecomte.
[10] Au numéro 33, « Grande Place », du plan Caro et 35 du plan Lecomte.
[11] Au numéro 27, « Grande Place », du plan Caro et 30 du plan Lecomte.
[12] Observations on Mount Vesuvius, Mount Etna, and Other Volcanoes.
[13] « Two Letters from the Hon. William Hamilton, His Majesty’s Envoy Extraordinary at Naples, to the Earl of Morton, President of the Royal Society, Containing an Account of the Last Eruption of Mount Vesuvius », Phil. Trans., January 1, 1767(57), p. 192-200 ; « An Account of the Eruption of Mount Vesuvius, in 1767: In a Letter to the Earl of Morton, President of the Royal Society, from the Honourable William Hamilton, His Majesty’s Envoy Extraordinary at Naples », Phil. Trans., January 1, 1768(58), p. 1-14 ; « A Letter from the Honourable William Hamilton, His Majesty’s Envoy Extraordinary at Naples, to Mathew Maty, M. D. Sec.R. S. Containing Some Farther Particulars on Mount Vesuvius, and Other Volcanos in the Neighbourhood », Phil. Trans., January 1, 1769(59), p. 18-22 ; « An Account of a Journey to Mount Etna, in a Letter from the Honourable William Hamilton, His Majesty’s Envoy Extraordinary at Naples, to Mathew Maty, M. D. Sec. R. S. », Phil. Trans., January 1, 1770(60), p. 1-19 ; « Extract of Another Letter, from Mr. Hamilton, to Dr. Maty, on the Same Subject », Phil. Trans., January 1, 1771(61), p. 48-50 ; « Remarks upon the Nature of the Soil of Naples, and Its Neighbourhood; I`n a Letter from the Honourable William Hamilton, His Majesty’s Envoy Extraordinary at Naples, to Mathew Maty, M. D. Sec. R. S. », Phil. Trans., January 1, 1771(61), p. 1-47 ; « Account of the Effects of a Thunder-Storm, on the 15th of March 1773, upon the House of Lord Tylney at Naples. In a Letter from the Honourable Sir William Hamilton, Knight of the Bath, His Majesty’s Envoy Extraordinary at the Court of Naples, and F. R. S. to Mathew Maty, M. D. Sec. R. S. », Phil. Trans., 1773(63), p. 324-332 ; « A Letter from Sir William Hamilton, K. B. F. R. S. to Sir John Pringle, Bart. P. R. S. Giving an Account of Certain Traces of Volcanos on the Banks of the Rhine », Phil. Trans., January 1, 1778(68), p. 1-6 ; « An Account of a Large Stone Near Cape Town. In a Letter from Mr. Anderson to Sir John Pringle, Bart. P. R. S.; With a Letter from Sir William Hamilton, K. B. F. R. S. to Sir John Pringle, on Having Seen Pieces of the Said Stone », Phil. Trans., January 1, 1778(68), p. 102-106 ; « An Account of Some Scoria from Iron Works, Which Resemble the Vitrified Filaments Described by Sir Wiliam Hamilton. In a Letter from Samuel More, Esq. to Sir Joseph Banks, Bart. P. R. S. », Phil. Trans., January 1, 1782(72), p. 50-52 ; « Relazione di una Nuova Pioggia, Scritta dal Conte De Gioeni Abitante Della Reggione Dell’ Etna; Communicated by Sir William Hamilton, K. B. F. R. S. », Phil. Trans., January 1, 1782(72), p. 1-vi ; « An Account of an Eruption of Mount Vesuvius, Which Happened in August, 1779. In a Letter from Sir William Hamilton, K. B. F. R. S. to Joseph Banks, Esq. P. R. S. », Phil. Trans., January 1, 1780(70), p. 42-84 ; « Account of the Earthquake Which Happened in Calabria, March 28, 1783. In a Letter from Count Francesco Ippolito to Sir William Hamilton, Knight of the Bath, F. R. S.; Presented by Sir William Hamilton », Phil. Trans., January 1, 1783(73), p. 209-vii ; « Some Particulars of the Present State of Mount Vesuvius; With the Account of a Journey into the Province of Abruzzo, and a Voyage to the Island of Ponza. In a Letter from Sir William Hamilton, K. B. F. R. S. and A. S. to Sir Joseph Banks, Bart. P. R. S. », Phil. Trans., January 1, 1786(76), p. 365-381 ; « An Account of the Late Eruption of Mount Vesuvius. In a Letter from the Right Honourable Sir William Hamilton, K. B. F. R. S. to Sir Joseph Banks, Bart. P. R. S. », Phil. Trans., January 1, 1795(85), p. 73-116.
[14] « The modern Pliny », op. cit., p. 70.
[15] 58 fois selon Carlo Knight (Les Fureurs du Vésuve, ou l’autre passion de Sir William Hamilton, Paris, Gallimard Albums, 1992, p. 117), 68 fois selon John Thackray (« “ The Modern Pliny ” : Hamilton and Vesuvius », Vases and Volcanoes : Sir William Hamilton and his Collection, Ian Jenkins et Kim Sloan (éd.), London, British Museum Press, 1996, p. 73).
[16] En 1948, l’académicien et professeur de géologie Armand Renier a tenté de définir si Hamilton avait eu connaissance de la découverte de Limbourg (« À propos du début des études géologiques en Belgique. A. L’influence de Robert de Limbourg (1731-1792) sur ses contemporains et ses successeurs. V. Compléments », Bulletin de la Classe des Sciences, 5e série, tome 34, Bruxelles, Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts, 1948, p. 661-672).
[17] S. J. Shand, « Rocks of the Mid-Atlantic Ridge », The Journal of Geology, Vol. 57, No. 1 (Jan., 1949), p. 89-92.
[18] Bruce C. Heezen, Marie Tharp, Maurice Ewing, The Floors of the Oceans: I. The North Atlantic : Text to Accompany the Physiographic Diagram of the North Atlantic, New York, The Geological Society of America, Special Paper 65, 1959.
[19] Il est accompagné de son ami Chrétien-Guillaume de Lamoignon de Malesherbes.
[20] P. 48.
[21] Jean-Étienne Guettard, « Mémoire sur quelques montagnes de la France qui ont été des volcans », Mémoires de l’Académie royale des sciences, 1756, p.27-59.
[22] « Selon la légende, deux géants ennemis vivaient de chaque côté de la mer, l’un en Écosse, appelé Benandonner, et l’autre en Irlande, nommé Finn McCool. Le géant écossais traitait son rival irlandais de froussard jusqu’au jour où celui-ci, piqué au vif, dit à l’Écossais de venir se battre pour lui prouver qu’il était le plus fort ! Mais comment franchir la mer ? L’Irlandais jeta des pierres dans l’eau pour construire un chemin praticable, une “ chaussée ” entre l’Écosse et l’Irlande. Mais quand il vit approcher son adversaire, l’Irlandais fut pris de panique car il était beaucoup plus petit que son adversaire ! Il courut demander conseil à sa femme, Oonagh, qui eut juste le temps de le déguiser en bébé avant l’arrivée du géant écossais. À ce dernier, elle présenta son “ fils ”, qui n’était autre que son mari déguisé. Le géant écossais, voyant la taille de ce “ bébé ”, prit peur. Affolé à l’idée de la taille du père et par conséquent de sa puissance, il prit ses jambes à son cou et s’en retourna dans ses terres d’Écosse en prenant soin de démonter la chaussée pour que l’Irlandais ne risque pas de rejoindre son île » (Wikipédia).
[23] Planche VII intitulée « Basaltes d’Auvergne » de la sixième collection « Volcans, solfatare et pavés des géants ».
[24] P. 3-4.
[25] À la même époque, Jacques Montet lit à la société royale de Montpellier un « Mémoire sur un grand nombre de volcans éteints qu’on a trouvés dans le bas-Languedoc », Histoire de l’Académie des sciences, p. 466-, Mémoire lu le e 27 avril 1766.
[26] Guettard, « Neuvième Mémoire. Sur le basalte des anciens et des modernes », Mémoires sur différentes parties des sciences et arts, volume 2, Paris, Prault, 1770, p. 226-277.
[27] Histoire de l’académie royale des sciences. Année 1771, Paris, Imprimerie royale, 1774, p. 23-25., « Mémoire sur l’origine et la nature du basalte à grandes colonnes polygones, déterminées par l’histoire naturelle de cette pierre, observée en Auvergne », 1777.
[28] « A letter from Mr. R.E. Raspe, F.R.S. to M. Maty, M.D. Sec. R.S. containing a short Account of some Basalt Hills in Hassia », Philosophical Transactions of the Royal Society of London, 1771, 61:580-583.
[29] « Remarks upon the Nature of the Soil of Naples, and Its Neighbourhood; I`n a Letter from the Honourable William Hamilton, His Majesty’s Envoy Extraordinary at Naples, to Mathew Maty, M. D. Sec. R. S. », p. 1-47 ; « Extract of Another Letter, from Mr. Hamilton, to Dr. Maty, on the Same Subject », p. 48-50.
[30] Uno Von Troil, Letters on Iceland : containing observations on the civil, literary, ecclesiastical, and natural history ; antiquities, volcanoes, basaltes, hot springs ; customs, dress, manners of the inhabitatnts, &c., &c. made, during a voyage undertaken in the year 1772, by Joseph Banks, assisted by Dr. Solander, Dr. J. Lind, Dr. Uno von Troil, and several other literary and ingenious gentlemen, Londres, W. Richardson, 1780.
[31] Journal d’un voyage qui contient différentes observations minéralogiques, particulièrement sur les agates et le basalte, Mannheim, C.-F. Schwan, 1776.
[32] « An Account of a Curious Giant’s Causeway newly discovered in the Euganean Hills, near Padua » (1775, lxv. 4, 418).
[33] Introduccion á la historia natural y á la geografia física de España, Madrid, D. S. Manuel de Mena, 1775.
[34] Londres, Lockyer Davis, 1776.
[30] « Ueber das Vorkommen des Basalates auf Kuppen vorzueglich hoher Berge », Bergmännisches Journal, 1789, 2, p. 252-260.
[36] « Plutonisme » car pour Hutton le basalte était le produit de la solidification de lave souterraine et non de lave en éruption.
[37] The London Review of English and Foreign Literature, vol. XI, London, 1780, p. 434-435.
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