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Actualité d’Annette et Lubin :
Spa, Marmontel et Fragonard
[1]

Par DANIEL DROIXHE

On sait comment le docteur Bovy, dans ses Promenades historiques dans le pays de Liège[2], a rapporté la légende d'A nnette et Lubin, «enfants de deux sœurs» dont une «cabane solitaire» abrite les amours innocentes sur les hauteurs du Sart, près de Spa, jusqu'à ce qu'un curé découvre la grossesse d'Annette et lui révèle son péché. La jeune fille apprend non «sans étonnement […] qu'elle serait bientôt mère», que le mariage leur serait refusé par l'Église, que l'enfant «était destiné à rougir de sa naissance et qu'eux-mêmes seraient méprisés par les autres villageois». Ému de la situation, un des lords qui se pressaient dans la ville d'eaux mobilisa les bobelins pour «concourir au bonheur du jeune couple», dont la retraite, une fois obtenue la dispense de Rome, devint un but favori de promenade .

«Personne n'ignore, écrit Albin Body, que c'est Marmontel qui, le premier, les immortalisa…» (Annette et Lubin. La légende et l'histoire[3]). Il faut cependant convenir que «ce n'est point à Spa même, ainsi que le disent Bovy et Arago (Spa, son origine, ses eaux minérales, etc., 1851), qu'il recueillit les circonstances qui lui donnèrent l'idée d'introduire cette histoire dans ses contes moraux». Les Mémoires de Marmontel témoignent en effet qu'il «ne vint à Spa qu'en 1767, sept ans après qu'avait paru la première édition de son ouvrage». Le séjour a donné lieu à un des plus savoureux épisodes de l'histoire du livre à Liège. L'écrivain rendit alors à l'imprimeur Bassompierre la visite au cours de laquelle celui-ci prétendit le dédommager du brigandage de ses contrefaçons des Contes et du Bélisaire en lui offrant une «petite édition de Molière».

D'après les Mémoires de Marmontel, comme le rappelle aussi Body, c'est à Bezons, près de Paris, où il était l'invité du comte de Saint-Florentin, que l'écrivain trouva l'idée d'Annette et Lubin : (…) il me raconta qu'un jeune paysan et une jeune paysanne, cousins germains, faisant l'amour ensemble, la fille s'était trouvée grosse; que ni le curé ni l'official, ne voulant leur permettre de se marier, ils avaient eu recours à lui, et qu'il avait été obligé de leur faire venir la dispense de Rome. Je convins qu'en effet ce sujet, mis en œuvre, pouvait avoir son intérêt. La nuit quand je fus seul, il me revint dans la pensée et s'empara de mes esprits, si bien que, dans une heure, tous les tableaux, toutes les scène et les personnages eux-mêmes, tels que je les ai peints, en furent dessinés, et comme présents à mes yeux. De ce temps-là, le style de ces genres décrits ne me coûtait aucune peine; il coulait de source, et dès que le conte était bien conçu dans ma tête, il était écrit[4]

Marmontel parlera donc dans la suite du couple formé par «le Lubin et l'Annette de Besons», qui «furent invités à venir se voir sur la scène» quand le conte fut adapté en opéra-comique par Favart. Dans leur édition des Mémoires, J.-P. Guicciardi et G. Thierriat notent que «les deux modèles de Marmontel vinrent effectivement à Paris», la représentation de la «comédie à ariettes» ayant été organisée «au bénéfice du couple dont la situation matérielle était alors catastrophique[5]».

Ceci n'empêcha pas A. Body de soutenir que Marmontel, «d'accord ici avec beaucoup d'écrivains», avait été trompé par sa mémoire, «ou bien, qu'il aura voulu justifier le déplacement du lieu de l'action qu'il avait opéré dans son conte moral, pour lui donner un intérêt plus saisissant». «Ce n'est pas à Spa qu'il a recueilli les données premières, mais c'est à coup sûr de la bouche de quelque seigneur ou dame qui revenait de Spa.» Les éditeurs modernes des Mémoires prennent très opportunément parti pour la version liégeoise et commentent ainsi celle de l'écrivain en invoquant Body : «Anecdote inexacte : ou Marmontel se trompe ou il enjolive la réalité. Les deux personnages d'Annette et Lubin ont réellement existé, mais leur histoire se déroula dans les environs de Spa.» Dont acte — sous réserve…

L'exposition Fragonard, qui s'est tenue à Paris au Musée Jacquemart-André d'octobre 2007 à janvier 2008, a rappelé dans son catalogue l'ouvrage d'A. Body à propos de deux toiles du peintre. La première, Annette à l'âge de vingt ans, conservée à Rome à la Galleria Nazionale d'Arte Antica «montre les jeunes bergers se regardant tendrement en se tenant la main, tandis que leur enfant dort, la tête appuyée sur les genoux de sa mère» (p. 93). On reproduit ici l'œuvre, qui comportait un pendant aujourd'hui perdu mais dont le souvenir est conservé par une eau-forte de François Godefroy (1743-1819), à côté d'une autre gravure ayant également popularisé la représentation d'Annette à l'âge de vingt ans.


Fragonard
Annette à l'âge de vingt ans



François Godefroy
Annette à l'âge de vingt ans ( eau-forte)

Un autre tableau de Fragonard est quelquefois intitulé Annette et Lubin, qui porte, dans les collections du Worcester Art Museum (Mass., USA), le titre Le retour du troupeau. Il s'agit, souligne le catalogue de l'exposition parisienne, «d'un des plus beaux dans la veine des paysages nordiques»


Fragonard
Annette et Lubin - Le retour du troupeau

Le catalogue rappelle l'anecdote de l'historiette racontée à Bezons tout en indiquant que «d'autres témoignages» la situent «dans les environs de Spa où une colline prit le nom des jeunes tourtereaux». Une référence aux «reconstructions de la mémoire», telles que les pratiquent quelquefois les Mémoires de Marmontel, inclinerait-elle dans l'un ou l'autre sens la recherche d'un point mineur, mais localement digne d'intérêt, de l'histoire littéraire?


NOTES

[1] Article écrit à l'occasion de l'exposition Fragonard (Paris, Musée Jacquemart-André, 3.X.2007-13.I.2008). [Retour]
[2] Jean Pierre Paul Bovy, Promenades historiques dans le pays de Liège, Liège, P.-J. Collardin, 1838, t. II, p. 74. [Retour]
[3] Albin Body, Annette et Lubin. La légende et l'histoire, Bruxelles, Vanderauwera, 1872, p. 43-44. [Retour]
[4] Jean-François Marmontel, Œuvres posthumes. Mémoires, Paris, Xhrouet, t. III, p. 83-86. [Retour]
[5] Jean-François Marmontel, Mémoires, J.-P. Guicciardi et G. Thierriat éd., Paris, Mercure de France, 1999, p. 520-21. [Retour]

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